DENIS COURTINE
L’IMMEUBLE, MAGNIFIQUE, est orné de sculptures majestueuses. Le cadre, juste en face du Jardin d’acclimatation
entre Neuilly-sur-Seine (Hauts-de-Seine) et Paris (XVIe), est un des plus huppés du pays. Mais les conditions de vie des domestiques qui travaillaient dans ce décor de rêve étaient épouvantables. C’est en tout cas ce qui ressort
des témoignages d’employées du prince Faïsal Bin Turki Bin Abdallah Al Saud. Cet homme de 44 ans, membre de la famille royale saoudienne, est visé par sept plaintes pour esclavage moderne, a confirmé au « Parisien » le parquet de Nanterre(Hauts-de-Seine).
Les victimes chargées de s’occuper des enfants
Selon la même source, l’enquête a débuté en octobre 2019 après un premier dépôt de plainte mais « une autre plus ancienne a été récupérée » et jointe à la procédure, précise le ministère public. Début juin, l’ensemble des plaignantes ont été à nouveau entendues par les policiers du département de lutte contre la criminalité organisée liée à l’immigration irrégulière. Face à l’ampleur de l’affaire, ce service a été cosaisi par le parquet qui avait, au départ, confié le dossier au commissariat de Neuillysur-Seine. Ces domestiques, pour la plupart d’origine philippine, en Asie du Sud-Est, étaient chargées tout particulièrement de s’occuper des quatre enfants du couple princier. Chaque été, la famille quitte Riyad (Arabie saoudite) avec une partie de leurs employés pour s’installer boulevard Maurice-Barrès à Neuilly, dans cet immeuble luxueux où est domiciliée une société que gère – du moins officiellement – le prince.
Une des domestiques dormait par terre au pied du lit de la princesse Sur place, les « bonnes » sont placées sous la responsabilité d’un majordome. « Elles n’ont pas le droit d’adresser la parole à leur patron, décrit Anick Fougeroux, présidente de l’association SOS Esclaves, qui a pris en charge les plaignantes. Elles doivent baisser la tête quand il passe. ». Selon cette ancienne avocate, ces domestiques sont à disposition de leur employeur jour et nuit toute la semaine. Certaines dorment par terre. L’une d’entre elles se couchait au pied du lit dans la chambre de la princesse. « Elles mangent entre deux coups de sonnette et doivent abandonner leurs restes surle-champ quand on fait appel à elles. Parfois, pendant la sieste, elles parviennent à s ’é c h a p p e r j u s q u ’a u Monoprix. La première fois qu’on les rencontre, ce qui est frappant, c’est qu’elles ont faim. Elles pleurent parce qu’elles ont faim. » Selon la même source, dès l’âge de 4 ans, l’enfant du prince a le droit de cracher au visage des domestiques. « Elles n’ont aucun droit. Si l’enfant veut manger sept glaces de suite, elles ne peuvent pas refuser. Et s’il tombe malade, au mieux, elles se font engueuler. » Ce rapport esclave/ enfant a marqué également
Sylvie O’Dy, présidente du Comité contre l’esclavage moderne :
« Il est arrivé que des gens, choqués, appellent les secours car des enfants tapaient leur jeune domestique dans un supermarché. » Avenue Maurice-Barrès, on a l’habitude de croiser ces « convois princiers » lors de balades au Jardin d’acclimatation. « Oui, on les voit régulièrement, confirme Nathalie, une riveraine. Les domestiques sont toujours en queue du cortège. » Et de citer toutes les familles du Golfe qui habitent dans la rue. « La demeure à la façade rose, c’est une princesse. En revanche, j’ignorais que les domestiques subissaient de telles horreurs au quotidien. » Le séjour en France constitue pour les employées une opportunité « d’évasion », souligne la présidente de SOS Esclaves, qui a aidé plus de 80 victimes depuis 2007. « Mais c’est rare, souligne une source proche de l’enquête. Déjà parce qu’elles sont sous l’emprise de leur employeur. Ensuite, elles sont surveillées par les gardes du corps.
La première fois qu’on les rencontre, ce qui est frappant, c’est qu’elles ont faim. Elles pleurent parce qu’elles ont faim
ANICK FOUGEROUX, PRÉSIDENTE DE L’ASSOCIATION SOS ESCLAVES, CHARGÉE DES PLAIGNANTES
Dans l’affaire du prince, les domestiques se sont échappées une par une à la faveur d’un moment d’inattention des employeurs. Sans argent – leur contrat de travail saoudien s’élèverait à 300 € par mois – elles se rendent en général dans les endroits fréquentés par les Philippins comme Notre-Dame de Paris pour les catholiques, le Trocadéro, les Champs-Élysées. « Cette communauté est heureusement très solidaire », confirme-t-on au Comité contre l’esclavage moderne.
En 2019, 247 « esclaves » accompagnées par des associations en France Les femmes sont ensuite aidées par les associations. « On a des locaux, on fait des fêtes, décrit Anick Fougeroux. Elles pensent qu’il n’y a qu’elles à qui cela arrive. Elles sont en général anéanties par ce qu’elles ont vécu. Dans l’affaire de Neuilly, elles n’ont même pas pu récupérer leurs affaires sur place ». Toujours par le biais des associations, des plaintes sont parfois déposées quand la victime n’a pas trop peur. En France, en 2019, selon une mission interministérielle et l’Observatoire de la délinquance, 247 « esclaves » pour le travail ont été accompagnées par des associations. Moins de la moitié de ces femmes – car il y a très peu d’hommes – déposent plainte. Seulement 12 % des employeurs sont poursuivis pour traite des êtres humains, un délit passible de sept ans de prison et de 150 000 € d’amende.
« C’est souvent parole contre parole » « Nous nous heurtons à beaucoup de difficultés, explique un spécialiste. Il n’y a pas toujours une pile de plaintes comme avec ce prince saoudien. C’est souvent parole contre parole. » « C’est pourquoi nous encourageons les victimes, si elles peuvent rester un peu sur place, à prendre des photos pour apporter des preuves, soulignet-on au Comité contre l’esclavage moderne. Il faut aussi que les gens qui assistent dans la rue ou dans un commerce à des scènes de brimades se manifestent. » L’autre gros problème, c’est l’immunité diplomatique. « Ces personnes se cachent souvent derrière cela et cela les rend intouchables », grimace une source judiciaire. Dans l’affaire de Neuilly-surSeine, on ne sait pas si le prince bénéficie bien d’une immunité ou bien d’un simple passeport diplomatique. Toujours est-il qu’il n’a pas pu être entendu ou placé en garde à vue car il n’est pas en France. Nous avons essayé de le joindre via l’ambassade d’Arabie saoudite et en contactant sa société civile immobilière. En vain.