Emma ILLAC
Master 2 Pratiques Pénales Université de Montpellier, promotion 2016 – 2017 Faculté de Droit et Science Politique Mémoire réalisé sous la direction de Madame le Professeur Marie-Christine SORDINO
Remerciements
Je souhaite tout d’abord remercier Madame le Professeur Marie-Christine SORDINO de m’avoir permis d’intégrer son Master 2 Pratiques Pénales, à l’occasion duquel j’ai dû rédiger un mémoire. Je la remercie également de m’avoir soutenue dans le choix de mon sujet de mémoire. Nos nombreux rendez-vous ont été très bénéfiques pour l’avancement de mes recherches et de ma rédaction. Elle a su m’aiguiller et m’apporter des réponses pertinentes lors de mes moments de doute, ce qui m’a permis de terminer sereinement mon mémoire.
Je remercie Monsieur Eloi CLÉMENT pour ses nombreux conseils sur la rédaction d’un mémoire. Il m’a permis d’avoir une trame nette et précise sur la construction de mon mémoire.
Je remercie ma famille et mes amis pour leur patience. Ils ont su être à l’écoute et se sont intéressés avec moi à ce phénomène esclavagiste peu connu du grand public. Certains ont également eu la lourde tâche de me relire, je les remercie grandement pour cela.
Enfin, je remercie Madame Claire AUDIFFRET, bénévole au sein de l’association SOS ESCLAVES, et Madame Annabel CANZIAN, chargée de programme pour le service juridique du Comité Contre l’Esclavage Moderne. Elles ont pris le temps de répondre à mes nombreuses questions par mail et par téléphone, et leurs informations ont été d’une grande aide pour mon mémoire.
Sommaire
Introduction
Partie 1 : L’esclavage moderne, une réalité difficile à révéler
Titre 1 : Dualité de profils d’auteurs et de victimes Chapitre 1 : Profil des auteurs et des victimes d’esclavage moderne
Chapitre 2 : Analyse des cas d’esclavage moderne dans le monde
Titre 2 : Les obstacles procéduraux et pratiques face à la lutte contre l’esclavage moderne Chapitre 1 : Les obstacles juridiques à la lutte contre l’esclavage moderne Chapitre 2 : La lutte par le Comité Contre l’Esclavage Moderne
Partie 2 : Les modalités de l’exploitation au cœur de l’esclavage moderne
Titre 1 : L’exploitation par le travail Chapitre 1 : L’esclavage domestique Chapitre 2 : La servitude et le travail forcé et obligatoire
Titre 2 : Les autres formes d’exploitation Chapitre 1 : L’exploitation sexuelle Chapitre 2 : L’exploitation des enfants
Liste des abréviations
Bull. crim Bulletin des arrêts de la Chambre criminelle de la Cour de cassation
CCEM Comité Contre l’Esclavage Moderne
CEDH Cour Européenne des Droits de l’Homme
Conv EDH Convention Européenne des Droits de l’Homme
Conv SDN Convention de la Société Des Nations
CNCDH Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme
CP Code Pénal
CPP Code de Procédure Pénale
Crim Chambre criminelle de la Cour de cassation
DDHC Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen
DUDH Déclaration Universelle des Droits de l’Homme
Ib. Ibidem
OIM Organisation Internationale pour les Migrations
OIT Organisation Internationale du Travail
ONU Organisation des Nations Unies
p. Page
s. Suivant
SDN Société Des Nations
Introduction
Pendant 4 ans, de 1994 à 1998, Henriette a travaillé douze heures par jour, sept jours sur sept. Elle a dormi par terre sur une natte dans la chambre des enfants. Sa nourriture se limitait à une boîte de cornflakes par mois, et « l’autorisation » de racler les restes dans les assiettes de la famille, après le repas. L’histoire d’Henriette, comme celle de milliers d’individus en France, est celle d’une femme devenue esclave qui a finalement réussi à s’enfuir et a été recueillie par le Comité Contre l’Esclavage Moderne1. Ce phénomène, méconnu du grand public, a bien lieu en 2017 dans nos villes, chez nos voisins, dans nos cités ou encore chez nos diplomates. Ces situations ne peuvent plus durer, il faut se mobiliser et dénoncer. Mais la tâche est loin d’être aisée et le CCEM met tout en œuvre pour sensibiliser le public et accompagner les nombreuses victimes d’esclavages modernes. Selon la Walk Free Foundation, le nombre de personnes soumis à l’esclavage moderne en 2016 s’estimait à plus de 45 millions dans le monde, dont 12 000 en France.
« Le terme « esclavage » doit-il être limité aux relations de propriété sur des personnes, découlant de la traite des Noirs ? Faut-il restreindre notre perception historique de l’esclavage au monde des plantations de coton, de sucre et de café, qui exploitaient des êtres humains au prétexte que leurs maîtres en étaient « propriétaire » ? La réponse est deux fois non »2
L’esclavage est une pratique très ancienne, sans être pour autant révolue. Un esclave est un individu qui est privé de liberté et soumis à l’autorité tyrannique d’une personne ou d’un État. L’esclavage était abondamment pratiqué sous l’antiquité grecque et romaine, ils préféraient garder vivants leurs prisonniers de guerre et en faire leurs esclaves, plutôt que les tuer. Selon Aristote, certains hommes sont destinés, par leur nature, à servir. L’esclave est donc une chose, une res, avec un maître propriétaire. De plus l’esclave n’a pas la personnalité juridique, pas de patrimoine, pas de capacité personnelle, ni moyen de se défendre. La condition d’esclave peut être héréditaire, mais elle peut aussi avoir pour origine les prisonniers de guerre ainsi que les hommes libres qui se vendent. Par la suite, il y a une sorte d’adoucissement du statut d’esclave après la révolte de Spartacus en 73 après Jésus-Christ. On note la multiplication des affranchis, des hommes
1 CCEM dans la suite du mémoire
2 R. J. SCOTT, L’esclavage n’est pas différent de celui pratiqué il y a 150 ans, Le Monde, 22 juillet 2013
semi-libres car ils peuvent se marier, ils peuvent également voter sans être éligibles, ou encore passer des actes juridiques au profit de leur maitre.
Au Moyen-Âge, le servage médiéval correspond à l’obligation pour le serf de vivre et de travailler sur une terre appartenant à son seigneur et de lui fournir des services sans pouvoir changer de condition, en échange d’une protection. Le serf a la personnalité juridique mais il est dans une situation de sujétion physique et géographique par rapport au fief du seigneur local. Il est « attaché » à sa tenure mais peut y renoncer et devenir un homme libre. Dans ce cas, il perd sa capacité de subsistance car il n’a plus de terre à cultiver.
C’est au 16e siècle, avec la découverte de l’Amérique et la conquête du Nouveau Monde, que l’esclavage s’intensifie. Après l’exploitation des Indiens d’Amérique, les Hollandais, les Français, les Portugais, les Espagnols et les Anglais vont chercher en Afrique des centaines de milliers d’esclaves noirs. C’est ce qu’on a appelé l’esclavage colonial ou la « traite des Noirs » : le commerce et la déportation d’individus de couleur. Se développe alors le commerce triangulaire entre l’Afrique, les Amériques et l’Europe afin de peupler et développer les colonies.
Mais cette pratique a donné lieu à de vives discussions, dont la plus célèbre est la Controverse de Valladolid du 16 avril 1550 sur le statut des indiens d’Amérique. Le théologien SEPULVEDA, qui plaide pour l’infériorité de nature des indiens non chrétiens, est opposé à Las Casas, qui affirme que tout être humain, fut-il « barbare », mérite le respect en tant que création de Dieu et « qu’il ne saurait y avoir d’esclaves par nature, ni de gens sans liberté ni pouvoirs, ni de peuples sans souveraineté ».
En 1685, Colbert a fait rédiger le « Code noir »3, qui fixe la condition des esclaves de couleur dans les colonies françaises. Il y a dans ce texte une forte influence religieuse avec un but assumé de christianisation de l’esclave. Ce « Code noir » prévoit des avancées majeures pour l’esclave. D’abord une reconnaissance de quelques droits tels qu’un droit à la nourriture en quantité suffisante, un droit aux soins, au travail, à la famille et au mariage. De plus, ce Code fixe des limites à l’arbitraire des maîtres en soumettant l’esclave à la justice d’État et non plus à la justice privée de leur maître. L’affranchissement est facilité. Enfin, il y a la reconnaissance d’un statut juridique de l’esclave qui constitue un état intermédiaire entre un homme libre et un bien. Le statut de l’affranchi est le même que celui de l’homme libre.
3 Ordonnance de Mars 1685
Le premier texte en France abolissant provisoirement l’esclavage dans les colonies françaises est un décret de 1794 à l’initiative de Condorcet. Mais sous le consulat de Napoléon Bonaparte, la loi du 30 floréal an X4 rétablit l’esclavage dans les territoires coloniaux. Finalement, l’esclavage est définitivement aboli en France et dans les colonies par un décret du 27 avril 1848, dit « décret Schoelcher »5. Ainsi, « l’esclavage est un attentat contre la dignité humaine ; […] en détruisant le libre arbitre de l’homme, il supprime le principe naturel du droit et du devoir ; […] il est une violation flagrante du dogme républicain : Liberté, Égalité, Fraternité ». L’abolition de l’esclavage s’applique dans toutes les colonies et possessions françaises et 250 000 esclaves noirs ou métis sont libérés. Le décret du 27 avril 1848 interdit absolument « tout châtiment corporel, toute vente de personnes non libres ». Il interdit à tout Français, même en pays étranger, de posséder, d’acheter ou de vendre des esclaves, et de participer, soit directement, soit indirectement, à tout trafic ou exploitation de ce genre. Toute infraction à ces dispositions entraînerait la perte de la qualité de citoyen français. L’article 7 précise que « le sol de France affranchit l’esclave qui le touche ». Aux États-Unis, la fin de l’esclavage est proclamée le 1er janvier 1863, par le Président Abraham Lincoln, grâce à la Proclamation d’émancipation qui libère « toute personne asservie » située sur les territoires sécessionnistes, entraînant ainsi l’émancipation de 3 millions d’esclaves. La promulgation du treizième amendement de la Constitution, le 18 décembre 1865, adopté par Lincoln, abolit définitivement l’esclavage aux États-Unis.
Après ces mouvements nationaux, la prohibition de l’esclavage a été reconnue universellement par l’ONU le 10 décembre 1948 avec la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme en son article 4 : « Nul ne sera tenu en esclavage ni en servitude ; l’esclavage et la traite des esclaves sont interdits sous toutes leurs formes ». A cette époque, personne n’aurait pu imaginer une renaissance de cette institution esclavagiste, alors que les camps nazis venaient d’être découverts. Ce travail abolitionniste a duré plusieurs décennies afin que tous les pays du monde adoptent une législation interdisant officiellement l’exploitation de l’homme par l’homme. Ainsi, depuis près de 37 ans, l’esclavage a été théoriquement aboli dans tous les pays du monde, le dernier étant la Mauritanie par un décret du 5 juillet 1980.
4 Loi du 20 Mars 1802
5 Voir en annexe
La prohibition de l’esclavage a été confirmée par le Pacte international sur les droits civils et politiques, dit Pacte de New-York, en 1966 en son article 8 : « Nul ne sera tenu en esclavage; l’esclavage et la traite des esclaves, sous toutes leurs formes, sont interdits. Nul ne sera tenu en servitude. Nul ne sera astreint à accomplir un travail forcé ou obligatoire ». Citons également la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et du citoyen de 1950, communément appelée Convention européenne des droits de l’homme, qui comporte un article 4 qui s’intitule « Interdiction de l’esclavage et du travail forcé » et dispose « Nul ne peut être tenu en esclavage ni en servitude. Nul ne peut être astreint à accomplir un travail forcé ou obligatoire ».
On peut donc noter une véritable mobilisation de la communauté internationale pour lutter contre le phénomène esclavagiste. En outre, plusieurs autres textes internationaux ont interdit la pratique de l’esclavage
On peut citer la Convention de Genève de 1926 relative à l’esclavage qui donne une première définition de l’esclavage. Le Protocole additionnel à la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée, dite « Convention de Palerme » du 12 décembre 2000 est un texte fondateur de la lutte contre l’esclavage.
La Convention du Conseil de l’Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains du 3 mai 2005, qui est en vigueur dans 39 pays depuis le 1er avril 2013. Enfin, on peut relever la Directive 2011/36/UE du 5 avril 2011 sur la prévention de la traite des êtres humains et la lutte contre ce phénomène ainsi que la protection des victimes. Cette dernière directive permet un renforcement de la répression et une meilleure protection du droit des victimes afin d’amener les victimes à coopérer en introduisant une cause spéciale d’exonération de la responsabilité pénale si les victimes ont pris part à des activité criminelles.
L’article premier de la DDHC prévoit que « les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits ». De même, le Conseil Constitutionnel a solennellement affirmé que « la sauvegarde de la dignité de la personne contre toute forme d’asservissement et de dégradation est un principe à valeur constitutionnelle »6.
Initialement, le Droit français n’incriminait pas spécifiquement l’esclavage en tant que tel, mais y faisait référence dans les éléments matériels du crime contre l’humanité7. Les faits d’esclavage pouvaient aussi être réprimés par des infractions non spécifiques telles que l’exploitation de la mendicité, le proxénétisme, l’enlèvement et la séquestration
Mais la France a été condamnée deux fois par la CEDH, notamment pour avoir violé « l’obligation positive de criminaliser et de réprimer effectivement tout acte visé à l’article 48 »9. Elle ajoute que « les États doivent mettre en place un cadre législatif et administratif interdisant et réprimant le travail forcé ou obligatoire, la servitude et l’esclavage ».
Le Code pénal français a donc été modifié par deux lois pour se mettre en conformité avec le droit européen. La loi du 18 mars 2003 crée une nouvelle incrimination relative à la traite des êtres humains10. Celle du 5 août 201311 crée deux nouveaux délits : réduction en servitude12 et travail forcé13.
De nos jours, la mondialisation crée un monde à deux vitesses. D’une part, on trouve les pays développés qui accumulent les richesses et les capitaux. D’autre part, il y a les pays en voie de développement, souvent des pays « pauvres » qui se développent beaucoup moins vite. Ce sont ces différences entre pays qui poussent les populations des pays « pauvres » à fuir. Ces flux migratoires utilisent essentiellement des réseaux clandestins et criminels ce qui entraine un trafic de migrants. Selon le professeur Ricardo PETRELLA, il faut distinguer trois étapes pour comprendre cette envie d’une vie meilleure qui pousse les migrants : internationalisation, multinationalisation et mondialisation 14 .
Dans un contexte d’internationalisation, les autorités publiques « ont la mainmise sur les mouvements de population et statuent sur les questions de citoyenneté, fermant ou ouvrant les frontières à leur gré ». La multinationalisation, elle, se caractérise par la délocalisation des ressources
telles que le capital et la main-d’œuvre, les frontières nationales n’en sont plus. Quant à la mondialisation, elle se caractérise par l’affaiblissement des pouvoirs des autorités publiques nationales. « Les trois mots clés de la mondialisation sont libéralisation, privatisation et dérèglementation, y compris pour les mouvements de population »15. La mondialisation économique crée des richesses, mais aussi des inégalités sociales, de plus en plus visibles avec la mondialisation de l’information. Tout le monde voit tout, sait tout, sauf concernant l’esclavage moderne. Louis SALA-MOLINS, Professeur de philosophie politique à l’université de Toulouse-Le Mirail parle de l’esclavage : « Les penseurs des Lumières condamnaient sans peine l’esclavage gréco-romain. Mais ils ne trouvaient pas les mots pour critiquer une traite négrière en plein âge d’or. Aujourd’hui, c’est un peu la même chose. On dénonce la traite, mais on ne dit rien de ce qui se passe sous nos yeux… Dans sa forme classique, l’esclavage repose sur cinq faits majeurs : la bestialisation de l’être humain, l’évacuation des victimes hors de tout cadre juridique, l’achat et la vente, les réseaux spécifiques et la systématicité. On retrouve toutes ces caractéristiques dans bien des situations actuelles ». Dans le passé, l’esclavage était l’expression de la « grandeur politique » de l’État. Il célébrait la richesse et la puissance du seigneur. Selon l’économiste Adam Smith, il satisfaisait avant tout le désir du pouvoir. Aujourd’hui, le profit est la seule préoccupation, le rendement. L’être humain est réifié, c’est un objet d’échange que l’ont peut vendre et acheter pour sa force de travail principalement. C’est donc un véritable marché qui est mis en place détruisant totalement l’humanité de la personne commercialisée.
Il est nécessaire de donner une définition de l’esclavage, qui est le degré le plus fort de l’exploitation de l’homme par l’homme. Par renvoi à l’article premier de la Convention relative à l’esclavage de 1926, l’esclavage est « l’état ou la condition d’un individu sur lequel s’exercent les attributs du droit de propriété ou certains d’entre eux ». Aujourd’hui, le concept classique et traditionnel de l’esclavage tel qu’il a été pratiqué pendant des siècles n’a plus court en Europe. Mais malheureusement, les pratiques esclavagistes persistent sous d’autres formes. Le terme « esclavage » recouvre diverses atteintes aux droits de l’Homme : « À l’esclavage traditionnel et au commerce des esclaves s’ajoutent la vente d’enfants, la prostitution enfantine, la pornographie enfantine, l’exploitation de la main-d’œuvre enfantine, la mutilation sexuelle des enfants de sexe féminin, l’utilisation des enfants dans les conflits armés, la servitude pour dettes, le trafic des personnes et la vente d’organes humains, l’exploitation de la prostitution et certaines pratiques des régimes d’apartheid et coloniaux »16, ainsi que le mariage forcé et l’exploitation par le travail, notamment dans le secteur de la domesticité, de la confection et de la restauration.
L’esclavage moderne s’exprime par différents moyens, mais on retrouve des caractéristiques communes à toutes les situations. La notion de propriété est un élément commun à toutes les définitions des conventions relatives à l’abolition de l’esclavage et des pratiques analogues à l’esclavage. La référence au droit de propriété est restée une caractéristique fondamentale de l’esclavage moderne.
Le rapport avec le « propriétaire » a changé car, juridiquement, il n’a plus aucun droit sur la victime. L’exploitant exerce généralement l’abusus, c’est à dire le droit de disposer de son bien comme on l’entend. Le degré de contrôle et de contrainte exercé sur la victime est une autre caractéristique commune aux cas d’esclavage. Les contraintes peuvent être physiques et morales. Une personne soumise à esclavage n’est plus libre d’aller et venir, elle ne peut prendre aucune décision, et n’a que de très rares contacts avec l’extérieur, elle est déshumanisée.
Ainsi, ses droits et libertés fondamentaux sont bafoués. L’individu esclave ne parvient plus à penser par lui-même, tout est décidé pour lui, il n’a aucun choix. La négation de l’humanité est une conséquence de ce contrôle exercé sur la victime. La pratique esclavagiste mène à une commercialisation, une instrumentalisation, et une véritable déshumanisation de la victime. Elle n’est plus considérée comme une personne à part entière bénéficiant d’une personnalité juridique. La négation de l’humanité n’est pas reconnue juridiquement, on trouve seulement des concepts tels que la négation de la dignité humaine ou les traitements inhumains. Mais la négation de l’humanité se situe à un degré encore supérieur à ces concepts là. L’aliénation des libertés de l’individu est aussi une caractéristique commune à toutes les formes d’esclavage. En plus de l’interdiction évidente d’aller et venir, on retrouve un non respect de la vie privée, l’esclave n’a aucune intimité.
Son patrimoine est nul, généralement il vit chez son exploitant ou sur son lieu d’exploitation. Il n’a aucun contact avec les membres de sa famille et souvent, il ne parle pas la langue du pays dans lequel il est exploité. Cela crée à la fois une exclusion familiale, mais aussi une exclusion culturelle. In fine, c’est une exclusion sociale totale que subit l’individu. L’aliénation de liberté peut être poussée à l’extrême avec la séquestration.
En effet, dans certains cas les victimes sont purement et simplement séquestrées. La peur d’être découvertes par la police et arrêtées contraint parfois les victimes à rester cloitrées. « La personne qui esclavagise quelqu’un a une emprise psychologique sur cette personne qui remplace les chaînes d’autrefois. »17
La confiscation des documents d’identité est un élément essentiel de l’asservissement de l’individu. Cela rend les victimes d’esclavage vulnérables et dépendantes. Elles vivent alors dans la peur d’être envoyées en prison ou expulsées. Les exploitants se servent de cette situation irrégulière de leur victime pour les maintenir enfermées et sous emprise. Dans certains États, ces individus sont considérés comme des étrangers séjournant illégalement sur le territoire avant d’être considérés comme des esclaves.
Les conditions de travail des personnes exploitées sont une autre caractéristique commune de l’asservissement. Les heures de travail ne sont pas limitées, parfois les victimes travaillent 18, voire 20 heures par jour. La masse de travail demandée doit toujours être exécutée et fournie, sous peine de violences parfois très sévères. Les jours de repos et de congés ne sont évidemment pas autorisés. De plus, les conditions d’hébergement sont déplorables, beaucoup d’esclaves dorment à même le sol, dans la salle de bain, la chambre des enfants, ou les ateliers de travail.
Enfin, la main d’œuvre enfantine est particulièrement appréciée dans la pratique de l’esclavage. C’est une main d’œuvre gratuite et docile. L’enfant est malléable, il ne cherche pas à s’enfuir car il ne connaît rien d’autre. De plus, un enfant n’a pas besoin de visa pour passer les frontières et ne fait pas l’objet de contrôles d’identité.
Il est donc plus aisé de faire venir un mineur qu’un adulte.Le phénomène esclavagiste est encore bien présent en France et dans le monde. La question n’est plus « a-t-il la bonne couleur pour être un esclave ? » mais « est-il assez vulnérable pour être asservi ? »18. L’objectif de ce mémoire est avant tout de réaliser un état des lieux de l’esclavage moderne dans le monde, afin de permettre à ceux qui le liront, de prendre conscience de l’ampleur de ce phénomène de traite qui a lieu sous nos yeux. L’esclavage est partout, sous différentes formes, avec des victimes et des auteurs variés.
La lutte contre ce phénomène est lancée, malgré de nombreux obstacles qui viennent limiter les actions menées, notamment par le CCEM (Partie 1).
L’esclavage moderne peut se faire par le biais de l’exploitation par le travail, mais aussi de l’exploitation sexuelle, ou encore de l’exploitation des enfants (Partie 2).
Partie 1
L’esclavage moderne,
une réalité difficile à révéler
Le phénomène de modernité de l’esclavage n’est pas propre à la France, il frappe toutes les régions du monde. Pourtant, l’interdiction de l’esclavage est une règle du jus cogens en droit international coutumier. À ce titre, la Cour Internationale de Justice, dans l’arrêt Barcelona Traction du 5 février 1970, fait de la protection de l’esclavage l’un des deux exemples d’obligation erga omnes découlant des droits de l’homme : « Ces obligations découlent par exemple, dans le droit international contemporain, de la mise hors la loi des actes d’agression et du génocide mais aussi des principes et des règles concernant les droits fondamentaux de la personne humaine, y compris la protection contre la pratique de l’esclavage et la discrimination raciale »19. Une obligation erga omnes incombe à un État envers l’ensemble de la communauté internationale. Malgré cela, de nouvelles formes d’exploitation de l’homme par l’homme se sont mises en place, contournant toutes ces interdictions.
L’esclavage moderne persiste donc dans le monde à travers des auteurs et des victimes bien définis (Titre 1). Fort heureusement, des personnes se mobilisent pour lutter contre ce phénomène malgré de nombreux obstacles (Titre 2).
Titre 1
Dualité de profils d’auteurs et de victimes
L’esclavage moderne concerne des hommes et des femmes de tous milieux et de tous horizons. Une étude approfondie des différents auteurs et victimes (chapitre 1) d’esclavage moderne semble pertinente pour bien comprendre le phénomène et les personnes concernées. Puis un bref état des lieux au niveau mondial sera effectué afin de situer le problème globalement (chapitre 2).
Chapitre 1 :
Profil général des auteurs et victimes d’esclavage moderne
L’esclavage peut s’entendre comme « l’état ou condition d’un individu sur lequel s’exercent les attributs du droit de propriété ou certains d’entre eux »20. Il y a donc au moins un esclave et un esclavagiste. De façon à comprendre le schéma esclavagiste, il est intéressant d’analyser les profils généraux des auteurs (section 1) d’un côté et des victimes (section 2) d’esclavage moderne d’un autre.
Section 1 : Les auteurs d’esclavage moderne
Lorsqu’on parle d’esclavage moderne, il est important de bien différencier la traite des être humains du trafic de migrants, ces deux phénomènes n’impliquant pas les mêmes auteurs et victimes et n’ayant pas la même finalité.
1) La différence entre la traite et le trafic
Selon l’article 3. a. du Protocole de Palerme21 de 2000, la traite des personnes désigne « le recrutement, le transport, le transfert, l’hébergement ou l’accueil de personnes, par la menace de recours ou le recours à la force ou à d’autres formes de contrainte, par l’enlèvement, fraude, tromperie, abus d’autorité ou d’une situation de vulnérabilité, ou par l’offre ou l’acceptation de paiements ou d’avantages pour obtenir le consentement d’une personne ayant autorité sur une autre aux fins d’exploitation. L’exploitation comprend, au minimum, l’exploitation de la prostitution d’autrui ou d’autres formes d’exploitation sexuelle, le travail et les services forcés, l’esclavage ou les pratiques analogues à l’esclavage, la servitude ou le prélèvement d’organes. » Cette définition de la traite permet de ne plus seulement parler de la prostitution lorsqu’on évoque la traite des êtres humains. En effet, la traite et le proxénétisme sont deux infractions bien distinctes.
Avant les années 2000, les notions de « traite des êtres humains » et de « trafic de migrants » renvoyaient au même phénomène. Mais ces deux concepts sont bien différents.
D’ailleurs, le Protocole de Palerme contient un protocole additionnel contre le trafic de migrants par terre, air et mer. Ce dernier protocole définit le trafic de migrant tel que « le fait d’assurer, afin d’en tirer, directement ou indirectement, un avantage financier ou un autre avantage matériel, l’entrée illégale dans un État partie d’une personne qui n’est ni un ressortissant ni un résident permanent de cet État. »22 L’Union Européenne distingue également la traite, de l’aide à l’entrée illégale sur un territoire national. Elle définit d’ailleurs ces concepts avec deux instruments contraignants différents.
D’un côté, il y a la Décision-cadre du Conseil 2002/629/JAI du 19 juillet 2002 relative à la lutte contre la traite des êtres humains.
Et d’un autre côté, on trouve la Directive du Conseil 2002/90/CE définissant l’aide à l’entrée, au transit et au séjour irrégulier du 5 décembre 2002, qui est complétée par la Décision-cadre du Conseil 2002/946/JAI du même jour visant à renforcer le cadre pénal pour la répression de l’aide à l’entrée, au transit et au séjour irrégulier. Il est évident que la différence entre les deux concepts est difficile à identifier en pratique. Les deux phénomènes empruntent les mêmes trajectoires d’immigration et les mêmes réseaux ce qui les rend moins visibles et plus difficiles à reconnaitre.
Il n’y a pas de trajectoire spécifique pour la traite. Les victimes de traite voyagent souvent avec des travailleurs migrants ou des réfugiés. Cependant, malgré ces similitudes, l’objectif final de la traite est bien différent de celui du trafic. La traite conduit à une exploitation de la force de travail d’une personne. Le trafic de migrants tire profit d’un contexte difficile de pouvoir migrer dans le pays de destination en contrepartie d’un prix parfois exorbitant aux personnes désirant quitter ou fuir leur pays. Enfin, une fois arrivés sur le territoire, les migrants qui passent par un trafic sont libres alors que les victimes de traite ne le sont pas. De plus, la notion de transnationalité est obligatoire pour les utilisateurs de trafic. Alors que pour ceux qui sont victimes de traite, la transnationalité n’est pas obligatoire, on peut très bien exploiter une personne de son propre pays dans son propre pays.
Un autre problème peut expliquer cette confusion entre les deux termes. La traduction des termes anglophones dans les pays de langue latine peut également porter à confusion. En anglais, il existe deux mots distincts pour désigner ces phénomènes. Le trafic des êtres humains est traduit par »smuggling » et la traite des êtres humains par »trafficking ». Au niveau international, l’expression « trafic de migrants » est préférée pour désigner la traite. Par exemple, l’expression »trafficking in humain being » est traduit en français courant par trafic des êtres humains alors qu’il désigne en réalité la traite des êtres humains. De plus, la majorité de la documentation sur la traite est rédigée en anglais et lors de la traduction, la presse parle donc souvent de »trafic des êtres humains » alors qu’il s’agit à nouveau de »traite des êtres humains ».
2) Les auteurs d’esclavage moderne
On distingue plusieurs étapes dans le processus esclavagiste avec des acteurs distincts. Lorsque la victime est étrangère, ce qui correspond à la majorité des cas, la phase de recrutement de l’esclave peut s’effectuer dans le cadre d’un réseau situé dans le pays d’origine du futur l’esclave. Le recruteur fait alors partie de ce réseau mafieux et est en relation, soit avec un transporteur, soit directement avec un exploitant dans le pays de destination de l’esclave lorsqu’il s’occupe lui-même de faire venir l’esclave dans le pays d’exploitation. Comme cela a été évoqué précédemment, le passage des frontières utilise souvent le même trajet que pour le trafic de migrants. Certaines filières de recrutement d’esclaves domestiques mises à jour notamment par le CCEM ne sont pas de type mafieux comme il peut en exister pour la prostitution mais sont souvent montées par deux ou trois personnes de même nationalité que les victimes, qui proposent au départ d’aider les familles. Le cas de Paulette LOKASSA est assez caractéristique. Ses parents cultivateurs, avec huit enfants à charge, l’ont confiée à 7 ans avec sa sœur à une « dame » de connaissance qui devait les « placer ». Les familles reçoivent parfois une petite compensation financière ou en nature. Certaines laissent même partir leur enfant « gratuitement », car elles pensent qu’il aura ainsi une plus grande chance de s’en sortir, les employeurs promettant généralement de le scolariser.
Parfois, le recrutement se fait sous une toute autre forme, comme en témoigne le récit suivant : « C’était un système qui fonctionnait. Le père, Monsieur L., magistrat Français en poste à Dakar, recrutait pour sa fille, gynécologue, habitant à Paris, des « petites bonnes » sénégalaises.
Grâce à ses relations au consulat, il obtenait pour les jeunes femmes des visas touristiques de quelques mois, qu’il faisait renouveler. Cela permettait à sa fille de ne pas déclarer ses employées de maison et, le plus souvent aussi, de ne pas les payer. »23 Dans la majorité des cas, le processus débute par un recours à la traite, c’est à dire le déplacement de la victime sur un autre territoire en vue de son exploitation. Le recrutement se fait souvent au moyen de tromperies. L’employeur promet une régularisation de la situation administrative ou une scolarisation des mineurs. Arrivés dans le pays de l’exploiteur, l’exploitation consiste par exemple en des taches domestiques ou des gardes d’enfants. L’exploiteur peut bénéficier lui-même des services de la victime ou vendre ses services à d’autres personnes.
Ces exemples montrent que de manière globale, l’esclavage domestique a la particularité de ne pas présenter de profil type d’employeurs. Ils sont issus de toute classe sociale : du fermier au diplomate en passant par le footballeur professionnel. Leur seul point commun est leur lien étroit avec la migration. D’ailleurs, dans la majorité des cas, ils ont la même origine que la personne qu’ils exploitent. Selon le CCEM, la majorité des employeurs est originaire de l’Afrique de l’Ouest, ou du Proche ou Moyen Orient.
Section 2 : Les victimes d’esclavage moderne
Les victimes d’esclavage moderne ont des caractéristiques communes bien définies. Le CCEM a mis en place des critères d’identification pour pouvoir mettre en place la prise en charge nécessaire.
1) Les catégories et caractéristiques de victimes d’esclavage moderne
On distingue trois catégories de victimes d’esclavage moderne. La première correspond à des personnes recrutées dans leur pays d’origine. Ce sont généralement des agences qui recrutent ces personnes pour occuper un emploi de domestique à l’étranger par exemple. Mais ces cas sont assez rares, elles viennent principalement d’Asie du Sud Est. La seconde catégorie fait référence aux victimes de trafiquants. Enfin, la dernière catégorie concerne les personnes déjà employées dans leur pays qui suivent leur employeur dans les pays européens. On retrouve ces situations chez les diplomates du Proche ou du Moyen Orient employant des jeunes filles d’Asie du Sud Est. Dans la majorité des cas, la traite fait partie du processus, c’est à dire le déplacement de la victime sur un autre territoire en vue de son exploitation.
Certaines caractéristiques sont communes à une grande majorité des victimes d’esclavage moderne. La violence que subissent les victimes constitue, sans conteste, le dénominateur commun de toutes les formes d’esclavage contemporain. La vulnérabilité est le point essentiel dans ce phénomène d’exploitation, sans une personne vulnérable, l’emprise ne pourrait pas avoir lieu et par conséquent, l’esclavage non plus. Toutes les victimes de la traite ont quitté leur pays dans l’espoir d’échapper à la pauvreté ou à des troubles politiques qui les menaçaient. L’isolement est aussi très important pour exploiter quelqu’un. Il faut à la fois un isolement familial, lorsque la personne n’a pas de famille, ou ne les contacte pas. Mais aussi un isolement dans le pays d’exploitation, la victime ne parle avec personne, n’a pas d’amis et généralement ne sort que très peu de son lieu d’exploitation. Enfin, la qualité d’étrangère est très souvent présente chez les victimes d’esclavage moderne. En effet, il est très fréquent qu’elle ne parle pas la langue du pays d’exploitation. Cela renforce encore un peu plus son isolement et sa vulnérabilité. De plus, ces personnes exploitées ne connaissent généralement pas les lois du pays dans lequel elles sont et, par conséquent, elles ne connaissent pas leurs droits.
Le témoignage de Legba, exploitée pendant un an, reflète bien ces caractéristiques : « Je suis arrivée le 25 mars 2001. Ils sont venus me chercher à l’aéroport.
La première chose qu’ils m’ont dit c’est : ‘‘Donnes-nous tes papiers’’. Je ne pouvais sortir que pour faire les courses. Ils me chronométraient. Si je mettais trop longtemps, ils me criaient dessus. J’avais interdiction d’adresser la parole aux gens dans la rue.
Ils me disaient: Si tu fais ça, tu iras en prison. A manger, ils me donnaient du riz brisé pour chiens. Quand je croisais l’homme dans le couloir, il me poussait contre le mur en criant: ‘‘Tu sens mauvais!’’ Quand je sortais avec la femme, elle me disait : ‘‘Marche derrière moi, tu n’as pas la même valeur que moi’’. Grâce à l’intervention d’un voisin, elle réussit à s’enfuir. « Il a fallu qu’il aille voir quatre fois les policiers. Ils ne le croyaient pas. » La justice a condamné le couple à payer 10 000 euros à Legba. Ils n’en ont versé que 3 000. »24
2) L’identification des victimes par le CCEM
Le Comité Contre l’Esclavage Moderne (CCEM) explique qu’il est souvent très difficile de reconnaître une victime d’esclavage moderne. Tous les milieux sont touchés par ce phénomène : de l’hôtel particulier parisien, à la barre d’immeuble de cité, en passant par le petit pavillon de banlieue, ou encore la ferme isolée. Au fil des affaires traitées par le Comité, ce dernier a constitué une série de critères, un faisceau d’indices pour déterminer si la situation de la personne correspond à de l’esclavage moderne ou s’il faut réorienter le signalant. Chaque signalement que reçoit le CCEM est étudié selon trois niveaux. Le premier correspond au repérage des situations de traite des êtres humains, de travail forcé ou de servitude.
Pour le reste des situations, le CCEM réoriente les signalements.
Le second niveau permet de rencontrer la victime potentielle afin de confirmer ou infirmer le premier niveau. Le dernier niveau correspond à la prise en charge de la victime. Il va y avoir une présentation du dossier à l’ensemble de l’équipe et lorsque la prise en charge est définitivement validée, la victime va bénéficier d’un accompagnement intégral ou sectoriel. Le CCEM a accompagné 176 victimes en 2016, dont 43 nouvelles prises en charge.Les signalements de victimes sont effectués à 36% par la personne elle-même, 36% par un professionnel (travailleurs sociaux, policiers, gendarmes, urgentistes, etc.), 26% par une personne tierce (voisin, commerçant, famille, etc.) et 2% par des anonymes25. Les victimes d’esclavage moderne26 répondent à des indicateurs assez stables d’une année sur l’autre selon le Comité. L’âge des victimes serait compris à 81% entre 22 et 45 ans. Les femmes représentent 75% de l’ensemble des prises en charge du CCEM, soit 125 femmes sur 167 en 2016. Mais le taux des hommes nouvellement pris en charge en 2016 était de 44%, alors qu’il n’était que de 28% en 2015, et de 15% en 2014. L’absence totale de rémunération correspond à 68% des cas, cet indicateur semble assez stable d’année en année. L’indicateur correspondant aux promesses faites aux victimes pour les faire venir travailler dans le pays d’exploitation sont principalement au nombre de trois : le travail et sa rémunération, l’hébergement, la régularisation du titre de séjour.
L’isolement, par l’absence ou le contrôle de relations avec l’extérieur reste un indicateur majeur. Ainsi, 23% des victimes sont totalement isolées et n’ont strictement aucune relation extérieure. Enfin, le dernier indicateur intéressant à soulever est celui des violences, des maltraitances subies par la victime d’esclavage moderne. En effet, 57% des victimes auraient subi des violences psychologiques (brimades, insultes, dévalorisation) et 26% des violences physiques (coups et blessures). Concernant les tâches effectuées par les victimes, celles-ci évoluent beaucoup ces dernières années. On remarque qu’en 2014, 85% des tâches étaient de nature domestique. Elles ne sont plus que de l’ordre de 46% en 2016. En revanche, le travail en petite et moyen entreprises est passé de 26% en 2014 à 47% en 2016. Ce travail s’effectue principalement dans le secteur du bâtiment, mais aussi dans des épiceries, des restaurants, des boulangeries, etc. Concernant les lieux d’exploitation des victimes prises en charges par le CCEM en 2016, 77% étaient exploitées en Île de France, dont 25% de Paris. Elles venaient initialement de 45 pays différents mais en grande majorité d’Afrique du Nord et de l’Ouest : 23% du Maroc, 7% de la Cote d’Ivoire par exemple.
Le témoignage d’Elena démontre que les victimes ne sont pas forcément typées d’Asie ou d’Afrique. Ce phénomène peut aussi toucher des européens vulnérables. « Dans la petite rue aux façades pastels, on avait remarqué cette jeune fille « triste, blême et maigre ». Une voisine avait entendu sa « patronne » lui crier dessus, une autre l’avait vue laver le carrelage de l’entrée à onze heures du soir… Ce n’est pourtant qu’au bout de 21 mois qu’un artisan du bâtiment, chargé de refaire la cuisine de la famille A., a donné l’alerte. Dès le début de son chantier, il est frappé par la détresse de la jeune fille qu’on lui présente comme la « bonne à tout faire ». S’occupant en permanence de deux enfants en bas âge (un garçon de 15 mois et une fillette de 3 ans), Elena passe ses journées debout à frotter, astiquer, cuisiner, repasser… Jamais il ne la voit se reposer, ni même s’asseoir une minute. Les A. l’injurient et la bombardent d’ordres incessants. Elena confie son histoire à l’artisan. Elle a 22 ans, elle est Roumaine. Issue d’un milieu plutôt aisé, elle était étudiante en management dans son pays. En janvier 2002, elle vient passer quelques jours de vacances à Paris chez des amis. Ces derniers lui présentent la famille A., d’origine marocaine. Elena accepte de faire du babysitting chez eux, pour gagner « un peu d’argent de poche ». Mais dès son arrivée chez les A., à Cergy (Val d’Oise), son passeport lui est confisqué. La famille l’oblige à 16 heures de corvées quotidiennes, sous la menace et sans aucun salaire. Privée de tout moyen de communication, Elena vit dans la crainte de son patron qui a, dit-elle, « de nombreux amis policiers qui viennent souvent à la maison ». De fait, l’enquête établira plus tard que Mr A., ancien condamné pour escroquerie, était fréquemment utilisé comme indicateur par la police. Recueillie par le CCEM, Elena a pu porter plainte contre la famille A.. Mis en examen pour « abus de vulnérabilité en vue de l’obtention de services non rétribués », ils devraient être jugés prochainement. »27
Chapitre 2 : Analyse des cas d’esclavage moderne dans le monde
L’esclavage moderne n’est pas un phénomène propre à la France. Le rapport de la Walk Frre Foudation (section 1) permet de nous éclairer sur la répartition de l’esclavage dans le monde (section 2).
Section 1 : La Walk Free Foundation
L’esclavage moderne est présent partout dans le monde, cependant, la mise en œuvre et le type de victimes d’asservissement sont différents en fonction du pays d’exploitation, ou plus exactement en fonctions de la région du monde. La Walk Free Foundation est une organisation qui a pour objectif de mettre fin à l’esclavage contemporain et au trafic d’êtres humains. Elle a été fondée en 2010 par Adrew FORREST et Nicola FORREST. Cette organisation est surtout connue pour son index : « Global Slavery Index », qui présente un classement annuel entre 167 pays basé sur leur pourcentage estimé de population soumise à l’esclavage moderne. Il est ainsi possible de faire un état des lieux géographique de l’exploitation de l’homme par l’homme.
L’index donne le classement en fonction de trois critères : le nombre de personnes estimées en situation d’esclavage moderne, la réponse mise en œuvre par le gouvernement du pays en question et la vulnérabilité de la population. La Walk Free Foundation estime à plus de 45 millions le nombre de personnes maintenues dans une forme d’esclavage moderne à travers le monde. L’index se sert en partie des données de l’organisation internationale pour les migrations (OIM) qui est la plus grande organisation d’aide aux victimes de trafic d’êtres humains dans le monde. Ainsi, en 2015, l’OIM a assisté 7 000 victimes dans 117 pays différents.
Section 2 : L’état des lieux des situations esclavagistes dans le monde
Le Global Slavery Index28 permet de visualiser les cas de traite dans les différentes régions du monde.
1) Asie pacifique
Le nombre estimé d’esclaves en Asie pacifique s’élève à 30 435 300, ce qui correspond à 66,4% du nombre total d’esclaves modernes. Toutes les formes d’esclavage moderne on été identifiées dans cette région. On trouve ainsi une grande partie des esclaves effectuant du travail forcé dans l’agriculture ou dans l’industrie comme en Chine. Également, beaucoup d’enfants soldats sont présents, notamment en Afghanistan. Enfin, l’exploitation sexuelle n’épargne pas cette région du monde, comme en Thaïlande par exemple.
2) Europe et l’Amérique
Le nombre d’esclaves en Europe est estimé à 1 243 400, ce qui correspond à 2,7% du nombre global d’esclaves modernes. Les formes les plus présentes en Europe correspondent au travail forcé et à l’exploitation sexuelle. 65% des victimes proviennent de l’Europe, plus précisément de pays tels que la Bulgarie, la Roumanie ou encore la Slovaquie. Lorsque les victimes proviennent de pays non européens, ce sont généralement de nigérians, des chinois ou encore des brésiliens.
Il est probable que le type de profils de victimes identifiés change dans les années qui arrivent en raison de l’afflux massif de migrants et de réfugiés en 2015 et 2016.
Le nombre d’esclaves en Amérique est estimé à 2 168 600, ce qui correspond à 4,7% du nombre global d’esclaves modernes. Comme en Europe, les principales formes correspondent au travail forcé et à l’exploitation sexuelle.
3) Russie et Eurasie ; Moyen Orient et Afrique du Nord
Le nombre d’esclaves en Russie et Eurasie est estimé à 2 809 700, ce qui correspond à 6,1% du nombre total d’esclaves modernes. Ces victimes peuvent provenir de la Corée du Nord ou de pays tels que le Kazakhstan. L’Ouzbékistan et la Russie sont les deux pays qui on la plus grosse proportion d’esclaves moderne dans cette région.
Le nombre d’esclaves au Moyen Orient et en Afrique du Nord est estimé à 2 936 800, ce qui correspond à 6,4% du nombre total d’esclaves modernes. Les formes d’esclavage sont très variées : on trouve du travail forcé dans l’agriculture, la restauration, la construction, de l’exploitation sexuelle, mais aussi beaucoup d’esclaves domestiques. Le Qatar comporte le plus grand nombre de personnes exploitées.
4) Afrique sub-saharienne
Le nombre d’esclaves en Afrique sub-saharienne est estimé à 6 245 800, ce qui correspond à 13,6% du nombre global d’esclaves modernes.
Les formes d’esclavage dans cette région correspondent aux travaux et aux mariages forcés. Les pays les plus touchés sont la République Centre-Afrique, la République Démocratique du Congo, la Somalie ou encore le Soudan.
Titre 2
Les obstacles procéduraux et pratiques face à la lutte contre l’esclavage moderne
La lutte contre ce phénomène d’esclavage moderne est parfois limitée par des obstacles juridiques liés à la procédure pénale ou encore à l’immunité diplomatique dont bénéficient certains exploiteurs (chapitre 1). Cependant, le principal acteur de cette lutte est depuis 1994 le Comité Contre l’Esclavage Moderne. Ce dernier permet une prise en charge globale des victimes de traite, cela comprend un accompagnement à la fois sur le plan social et sur le plan juridique (chapitre 2).
Chapitre 1 :
Les obstacles juridiques à la lutte contre l’esclavage moderne
Les obstacles juridiques à la lutte contre l’esclavage moderne sont deux généralement en rapport avec la procédure pénale (section 1). En effet, des problèmes liés à la plainte, à la preuve, à la prescription ou encore aux condamnations insuffisantes limitent le combat contre ce phénomène de traite.
De plus, certaines victimes sont exploitées par des diplomates qui bénéficient de l’immunité diplomatique et ne sont ainsi pas inquiétés (section 2).
Section 1 : Les nombreux obstacles de procédure pénale
La procédure pénale a pour objet la réglementation du procès pénal. Elle est constituée de l’ensemble des règles relatives à la constatation de l’infraction, à la recherche des participants, à leur poursuite et à leur jugement. Ces règles régissent quatre phases : l’enquête, l’instruction, le jugement et l’exécution. Mais certaines de ces règles peuvent rendre difficiles la lutte contre l’esclavage moderne.
1) L’obstacle du dépôt de plainte
Le dépôt de la plainte est une étape très délicate pour la victime. Elle conditionne la protection juridique de celle-ci. Cette étape majeure conditionne la réparation des préjudices de la victime. Malheureusement, la majorité des victimes ne parvient pas à surmonter cet obstacle, par crainte de représailles de la part des auteurs de l’infraction et de la police. Les victimes d’esclavage moderne, ont dans la majorité des cas, peur de représailles non seulement pour leur propre personne mais également pour leur famille restée au pays d’origine. Ces victimes subissent des pressions familiales de la part de leur entourage leur demandant de ne pas porter plainte et de n’entamer aucune procédure judiciaire par crainte d’être mal vu au sein de leur communauté. La réputation de la famille et sa dignité sont en jeu. Selon le CCEM, si la victime ose porter plainte, elle sera vue comme « un traître » par toute sa communauté. En effet, dans de nombreux cas, la personne est exploitée par des membres de sa propre communauté. Paradoxalement, ce sont souvent des personnes appartenant à la même communauté que la victime qui jouent un rôle décisif dans sa prise de conscience personnelle et dans sa décision de sauter le pas pour porter plainte. L’influence de la communauté est donc un élément essentiel qui peut être un moteur ou un véritable frein pour la victime.
De plus, la situation irrégulière de la victime sur le territoire français empêche très souvent les victimes de déposer plainte. Elle craint d’être reconduite à la frontière ou même arrêtée. Ainsi que le souligne le CCEM, en France, l’irrégularité́ du séjour est privilégié au statut de victime. Il est vrai que lors du dépôt de plainte, les victimes sont d’abord mises en centre de rétention administratif avant d’avoir eu l’occasion d’exposer leur cas. Cette lacune de la procédure judiciaire est déplorable pour la protection de la victime, qui vit souvent cette rétention comme une véritable détention. L’impact psychologique pour la suite de la procédure est terrible sur ces victimes traitées comme des criminelles.
2) Le problème de la preuve
En matière d’esclavage domestique, les faits se déroulent toujours au domicile de l’exploiteur, à huis clos, sans aucun témoin. Ainsi, lorsque la victime parvient enfin à s’échapper et effectue la difficile démarche de déposer plainte, elle ne peut apporter pour preuve que sa parole, souvent confuse, contre celle, a priori, plus crédible, de ses employeurs. De plus, ces derniers obtiendront souvent de nombreux témoignages en leur faveur. Ce déséquilibre est une autre manifestation de la vulnérabilité sociale des victimes de traite.
Mais la justice ne peut condamner une personne sans preuves. Il faut des éléments qui confirment les déclarations de l’accusation. Monsieur Guy MEYER explique très bien ce problème lié à la preuve dans ces situations d’esclavage domestique : « les faits ayant lieu au foyer, la dénonciation de la victime n’est pas corroborée par la famille, ce qui suppose d’objectiver le témoignage par un certain nombre de témoignages extérieurs de personnes pouvant avoir perçu ponctuellement la situation en question.
Chaque fois que nous avons pu obtenir de la victime une déclaration précise sur des activités ou des rencontres à l’extérieur, nous avons cherché à confirmer les dires de la victime par des témoignages extérieurs et il est vrai que tous les dossiers que nous avons conduits devant le tribunal sont des affaires où nous sommes parvenus à objectiver la déclaration par des témoignages extérieurs sur des situations ponctuelles. Faute de témoignages extérieurs ou en présence de témoignages extérieurs qui ne corroborent pas celui de la victime, nous n’avons pu faire avancer la procédure. J’ai en tête un dossier soutenu par le CCEM où les déclarations de la victime étaient précises et argumentées sur le caractère prégnant de l’atteinte à la dignité. Toutes les ouvertures extérieures données dans son témoignage n’ont pas été corroborées par les témoins. Nous avons acquis le sentiment « qu’elle en avait rajouté » pour laisser penser qu’elle avait été particulièrement maltraitée, mais nous n’avons pu retrouver la réalité de la maltraitance à l’extérieur.
C’est un risque. Pour faire comprendre à l’autorité que manifestement il existe un problème, on exagère la maltraitance mais, par un effet de boomerang, si l’on s’aperçoit que les faits dénoncés ne correspondent pas à la réalité, la véracité de l’ensemble du témoignage en est affaiblie. »29. Un autre problème réside en l’absence de formation spécifique des fonctionnaires de la police judiciaire ou de la gendarmerie dans le domaine de l’esclavage domestique. Parfois, de solides dossiers, qui auraient mérité l’ouverture d’une procédure devant le parquet, ont pu souffrir de ce manque de formation. En effet, il faut que le procès verbal rédigé par le policier qui prend la plainte comporte suffisamment d’éléments pour caractériser les délits. Une formation initiale et continue dans ce domaine serait nécessaire pour tous les policiers et gendarmes susceptibles d’être un jour confrontés à ce type de situation.
Comme on l’a vu, l’esclavage moderne n’a pas uniquement lieu en région parisienne ou dans les grandes villes, il faut aussi former les policiers de province, au même titre que ceux de Paris. Ainsi, les témoignages recueillis par le CCEM illustrent bien ce phénomène de manque de formation des autorités : « Au bout d’un an, Legba est libérée grâce à l’intervention d’un voisin. “Il a fallu qu’il aille voir quatre fois les policiers. Ils ne le croyaient pas“ ».
3) La réforme de la prescription
L’action publique peut s’éteindre par l’effet de l’écoulement du temps. Une fois que la prescription est acquise, plus aucune poursuite ne peut être engagée, l’infraction demeure impunie. La prescription est une mesure d’intérêt social et non individuel. Si la punition n’a pas eu lieu dans les délais autorisés, il serait préférable d’oublier plutôt que raviver le souvenir de l’infraction lors d’une répression tardive. Cela est justifié par le dépérissement des preuves notamment. Mais est-ce vraiment une bonne chose pour les victimes ?30
Dans les cas d’esclavage contemporain, le délai de prescription est souvent défavorable aux victimes. Lorsqu’il s’agit d’un crime contre l’humanité comme le prévoit l’article 212-1 du Code pénal, l’esclavage est un crime imprescriptible. Mais les cas d’esclavage moderne ne peuvent être qualifiés de crimes contre l’humanité. Ainsi, les règles de droit commun en terme de prescription s’appliquent à ces délits.
Selon l’article 6 du Code de procédure pénale, la prescription est une cause d’extinction de l’action publique. Elle peut être invoquée par le prévenu en tout état de la procédure31 et relevée d’office par les juges, après avoir permis aux parties d’en débattre32.
Le droit de la prescription était source de confusion et d’insécurité, notamment en raison de l’élaboration d’un droit spécial de la prescription pénale des infractions dissimulées.
La nouvelle loi du 27 février 2017, entrée en vigueur le 1e mars 2017, permet de remanier en profondeur les règles régissant la puissance du temps sur l’infraction.
Les nouveaux délais de prescription sont les suivant : 1 an pour les contravention de droit commun (ce qui n’a pas changé), 3 ans pour les contraventions douanières, 6 ans pour les délits de droit commun et les délits douaniers, 10 ans pour certains délits concernant les mineurs, 20 ans pour les crimes de droit commun et certains délits particulièrement graves, 30 ans pour les crimes particulièrement graves et l’imprescriptibilité pour les crimes contre l’humanité et le génocide. Concernant le point de départ du délai de prescription est en principe le jour où l’infraction a été commise, en matière contraventionnelle (article 9 CPP), délictuelle (article 8 CPP) et criminelle (article 7 CPP). Cependant, le point de départ du délai de prescription de l’action publique peut être reporté au jour de la majorité du mineur pour certaines infractions selon l’article 9-1 al 1 du Code de procédure pénale33. Cette nouvelle loi permet également de définir les notions d’infractions occultes ou dissimulées : « Est occulte, l’infraction qui, en raison de ses éléments constitutifs, ne peut être connue ni de la victime ni de l’autorité judiciaire » ; « Est dissimulée l’infraction dont l’auteur accomplit délibérément toute manœuvre caractérisée tendant à en empêcher la découverte »34. La loi nouvelle consacre également, en partie, la jurisprudence développée par la Chambre criminelle de la Cour de cassation en ce qui concerne le report du point de départ tout en instaurant un délai butoir, afin d’éviter une imprescriptibilité de fait. Ainsi, la loi consacre le fait que le report du point de départ du délai pour ces infractions occultes et dissimulées se fait « au jour où l’infraction est apparue et a été constatée dans des conditions permettant la mise en mouvement ou l’exercice de l’action publique »35. Enfin, la nouvelle loi prévoit l’instauration d’un délai butoir de prescription de 12 ans en matière délictuelle et de 30 ans en matière criminelle à compter du jour où l’infraction a été commise.
Selon les articles 224-1 A et 224-1 B du Code pénal, la réduction en esclavage d’une personne et son exploitation sont des crimes punis chacun de 20 ans de réclusion criminelle. La prescription de ces faits a donc lieu au bout de 20 ans. Par contre, la servitude et le travail forcé et obligatoire sont des délits définis aux articles 225-14-1 et 225-14-2 du Code pénal. Leur prescription a donc lieu après un délai de 6 ans. La victime a donc six ou dix ans pour dénoncer les faits à partir du moment où elle quitte le domicile de l’employeur. Or, les victimes sont souvent intimidées et craignent toujours leur employeur pour pouvoir le dénoncer. Ce dernier fait souvent partie de leur propre famille ce qui rend la situation d’autant plus délicate. Souvent, étant mineures, les victimes ne trouvent pas la force et le courage de dénoncer. Mais une fois arrivée à l’âge adulte, la prescription de l’action publique peut parfois rendre leurs démarches impossibles. La nouvelle loi a donc permis de rallonger les délais accordés à la victime pour dénoncer les faits, ce qui est une bonne chose.
4) Des condamnations insuffisantes et non dissuasives
Une fois tous ces obstacles passés, le procès peut enfin avoir lieu et aboutir éventuellement à une peine. La notion de peine n’est véritablement définie dans aucun texte. Selon Madame le Professeur SORDINO, depuis l’entrée en vigueur de la loi du 15 aout 2014, une approche fonctionnaliste de la peine est posée par l’article 130-1 du Code pénal. Ainsi, « afin d’assurer la protection de la société, de prévenir la commission de nouvelles infractions et de restaurer l’équilibre social, dans le respect des intérêts de la victime, la peine a pour fonctions : 1° De sanctionner l’auteur de l’infraction ; 2° De favoriser son amendement, son insertion ou sa réinsertion ».
L’origine étymologique du mot provient du latin poena qui implique un châtiment, une punition. C’est la société qui inflige ce châtiment car elle a subi un dommage résultant de l’infraction. La détermination de la peine est soumise à plusieurs principes. Le principe de légalité repose sur l’adage « nullem crimen, nulla poena sine lege », selon lequel il n’y a pas d’infraction sans peine. Ce principe est présent dans le Code pénal de 1810 ainsi que dans le Code de 1992. De même, la Convention Européenne des droits de l’Homme et la Déclaration des droits de l’homme de 1789 rappellent ce principe. Il signifie qu’une infraction n’est punissable que si elle est définie et punie par la loi. Par loi, on entend de façon large les textes édictés par le pouvoir législatif et par le pouvoir exécutif. Dans les affaires d’esclavage moderne, le CCEM accompagne, ainsi que nous le verrons dans le chapitre suivant, les victimes de traite dans tout le processus de reconstruction mais aussi et surtout dans le processus juridique.
Mais les condamnations sont rares comparées au nombre d’affaires de ce type et les sanctions prononcées sont très faibles en comparaison aux atrocités vécues par la plupart des victimes : « Une voisine a finalement remarqué dans le jardin cette « jeune fille maigre qui ne parlait pas ». Elle lui a donné de la crème pour soigner ses mains déformées par les crevasses. Elle a appelé le CCEM. Les « employeurs » ont été condamnés à six mois de prison avec sursis, et 4500 euros d’amende. ». Souvent, malgré la condamnation, les exploiteurs ne paient pas la totalité de l’amende prononcée, ce qui constitue un nouvel affront insupportable pour les victimes. Voici un exemple qui en témoigne : « La justice a condamné le couple à payer 10000 euros à Legba. Ils n’en ont versé que 3000 ».
Section 2 : L’immunité diplomatique
Un autre obstacle à l’action de ceux qui lutte contre l’esclavage moderne réside en la qualité même des exploiteurs.
1) Définition de l’immunité diplomatique
La qualité de l’auteur présumé d’une infraction peut empêcher la juridiction pénale concernée de juger l’auteur. Cela résulte de l’instauration d’immunités, c’est-à-dire de règles qui interdisent en tout ou partie l’engagement de poursuites pénales à l’encontre de personnes ayant commis une infraction. Il existe plusieurs types d’immunités : les immunités civiles, présidentielles ou encore diplomatiques. Selon une tradition constante, les souverains et chefs d’États étrangers, ainsi que les diplomates étrangers bénéficient d’une immunité totale en matière pénale. Issu de la coutume internationale, parfois prévu par la loi interne de certains pays, ce principe résulte désormais, pour les représentants des États étrangers en France, de la Convention de Vienne sur les relations diplomatiques du 18 avril 1961, ratifiée par la France et publiée par décret n° 71-284 du 29 mars 197136 et de la Convention de Vienne sur les relations consulaires du 18 avril 1963, également ratifiée par la France et publiée par décret n° 71-288 du 29 mars 197137. Ces immunités font en principe obstacle à l’engagement de poursuites à l’encontre des personnes couvertes par ces conventions38.
Mais elles laissent subsister le caractère délictueux des faits, ce qui permet de pouvoir exercer l’action publique à l’encontre des coauteurs ou complices.
Ainsi, l’immunité diplomatique est un statut très protecteur offert par les États aux diplomates et à leurs familles basés à l’étranger.
Elle repose sur le principe d’inviolabilité. Cette protection diplomatique permet notamment aux personnes d’échapper à des poursuites judiciaires à l’étranger. De plus, les locaux officiels sont également soumis à cette protection. Par exemple, les bâtiments français basés à l’étranger ne peuvent pas faire l’objet de perquisition ou être saisis. De même, la correspondance officielle et les valises diplomatiques sont inviolables : elles ne peuvent être ni ouvertes, ni retenues, ni soumises à des contrôles électroniques ou par rayons X, sauf cas très exceptionnels. C’est donc une véritable immunité totale et complète. Elle s’applique à tous les agents diplomatiques, au personnel administratif et technique, aux fonctionnaires consulaires de carrière et à leurs familles. Mais tous ne bénéficient pas de la même protection39. Les agents diplomatiques, le personnel administratif et technique d’une ambassade ainsi que leurs familles bénéficient, pour leur part, d’une immunité complète. Ils ne peuvent donc pas être arrêtés ou détenus. En revanche, les fonctionnaires consulaires de carrière peuvent être mis en état d’arrestation ou placés en détention provisoire en cas de crime grave, en application d’une décision de l’autorité judiciaire. Ce principe d’immunité diplomatique est donc présent dans la Convention de Vienne sur les relations diplomatiques du 18 avril 1961 et la Convention de Vienne sur les relations consulaires du 24 avril 1963. Selon le préambule du traité, « Le but des privilèges et immunités est non pas d’avantager des individus mais d’assurer l’accomplissement efficace des fonctions des Missions en tant que représentant des États ». Ainsi, « ce statut permet de lutter contre les abus et les pressions que pourraient exercer le pays d’accueil sur le personnel diplomatique étranger »40. Si le diplomate et sa famille sont protégés en toute circonstance, les fonctionnaires consulaires ne le sont pas en cas de crime grave. De la même manière, un haut fonctionnaire issu d’une organisation internationale ne sera protégé que dans le cadre de son activité professionnelle et ne pourra prétendre bénéficier de l’immunité diplomatique pour des affaires privées. En résumé, si le président du Fonds monétaire international commet une infraction pendant ses vacances, il ne sera en principe pas protégé par son immunité.
La solution, en cas de faits d’esclavage avérés, peut être pour la France de déclarer le diplomate « persona non grata » en vertu de l’article 9 de la convention de Vienne, mais cette disposition très lourde est rarement utilisée en raison des conséquences néfastes qu’une telle procédure pourrait avoir sur les relations diplomatiques des États. Normalement, le pays d’accueil peut demander aux autorités du pays d’origine de lever l’immunité d’un de ses agents en cas d’infractions graves. Cependant, toujours selon Maitre WEISSBERG, « en général, les États sont très protecteurs vis-à-vis de leur citoyens.
Par exemple, il y a un certain nombre de cas avec les Russes et je peux vous dire que la Russie ne lève pas l’immunité diplomatique ! ». Toutefois, il existe des cas de réelle coopération. En 2002, le chauffeur de l’ambassade de Mongolie responsable d’un accident mortel a ainsi été condamné à un an de prison ferme après la levée de son immunité diplomatique. De même, la Suisse avait proposé de lever l’immunité d’un de ses diplomates arrêté en état d’ivresse après une course-poursuite dans les rues de Paris.
En 2010, la France accueillait sur son territoire 183 ambassades, 3 délégations générales, 165 consulats et 497 consulats honoraires, selon des données du ministère des Affaires étrangères publiées sur son site. En outre, 60 organisations internationales y ont leur siège ou un bureau. Au total, l’ensemble des personnels employés par ces institutions en France s’élève à près de 25.000 agents, auxquels s’ajoutent environ 14.000 membres de leur famille.
2) Problématique de cette immunité diplomatique
Une partie des victimes de l’esclavage domestique se trouve employée par du personnel diplomatique, selon un rapport du Conseil de l’Europe, cela représente 20 % des victimes totales d’esclavage domestique. L’impunité de ces diplomates entraine parfois des dérives concernant le traitement des domestiques comme l’illustre cet exemple : « Hina s’est enfuie du domicile de son « employeur », un diplomate de haut rang de l’ambassade de l’Inde à Paris, au début du mois de septembre 1999. Elle a expliqué qu’elle y était retenue enfermée depuis 8 mois, travaillant 7 jours sur 7, de 6 heures du matin à minuit, sans salaire, battue, humiliée, régulièrement menacée de mort. Elle avait alors 17 ans. L’ambassade de l’Inde à Paris niait tout mauvais traitement. Elle accusait la police française et le CCEM d’être responsables des blessures de la jeune fille. L’histoire d’Hina est devenue affaire d’État. L’histoire d’Hina a fait beaucoup de bruit. Pendant quelques jours. Puis plus du tout. Son employeur ne sera jamais inquiété. Protégé par l’immunité diplomatique, il a refusé de répondre aux questions de la justice française. » De nos jours, s’agissant de l’entrée des personnes qui vont exercer des fonctions dans le cadre du service privé, une procédure particulière destinée à organiser la délivrance des visas a été mise en place.
La mission étrangère en France ou l’organisation internationale annonce le recrutement envisagé par une note verbale adressée au ministère des Affaires étrangères. Après instruction de la demande, le poste consulaire du lieu où réside le futur employé lui délivrera un visa de long séjour portant une mention spécifique. Les prescriptions demandées sont nombreuses. La durée du séjour de l’employé est calquée sur celle de l’employeur. L’employé doit avoir 18 ans révolus, ne pas appartenir à la famille de l’employeur et ne peut en aucun cas être au service d’un autre employeur.
La demande de visa doit notamment comporter un projet de contrat de travail conforme aux normes du droit du travail français spécifiant par exemple la rémunération, la durée du travail hebdomadaire, les congés. La carte spéciale est désormais remise en mains propres à l’employé à son arrivée en France. Il se voit informé de ses droits et cet entretien personnalisé doit être renouvelé chaque année. De plus, sur le site Internet du ministère des Affaires étrangères figure un « Vademecum » à l’usage des membres des missions diplomatiques qui explicite notamment les règles à respecter pour les employés privés.
En outre, des campagnes sont menées régulièrement auprès des représentations en France. Des instructions d’extrême vigilance ont été transmises aux ambassades et consulats français qui traitent des demandes de visas. Ces efforts sont certes louables mais demandent à être poursuivis, notamment le travail de sensibilisation auprès de certaines ambassades. On remarque que le nombre d’employés privés recensés auprès du ministère a chuté depuis 1996.
Chapitre 2 : La lutte par le Comité Contre l’Esclavage Moderne (CCEM)
Le Comité Contre l’Esclavage Moderne (CCEM) a été créé en 1994, à l’initiative de Dominique TORRÈS. Mais au départ, personne ne veut croire à l’existence de situations d’esclavage en France. Ce n’est qu’en 1995, avec l’affaire de Sarah BALABAGAN, philippine esclave condamnée à mort aux Émirats-Arabes-Unis, que les médias se mettent à parler de ce phénomène.
Les premières victimes sont accueillies par le CCEM dès 1996. Le premier procès d’une victime d’esclavage a lieu en 1999 au Tribunal de Grande Instance de Paris. Depuis, le CCEM a aidé de nombreuses victimes à demander justice, notamment grâce à des avocats bénévoles. Aussi, depuis sa naissance, le CCEM collabore avec l’ONG AntiSlavery International qui lutte contre toutes les formes d’esclavage. Le CCEM poursuit plusieurs objectifs depuis sa création. Il va tout d’abord aider les victimes de traite des êtres humains en France, et tout particulièrement les victimes d’esclavage domestique (section 1). Le CCEM est également là pour informer l’opinion publique des formes contemporaines de l’esclavage et les dénoncer (section 2). Enfin, le Comité interpelle le monde politique français et européen sur cette question d’esclavage moderne.
Section 1 : L’accompagnement des victimes par le Comité Contre l’Esclavage Moderne
Le CCEM accompagne les victimes d’esclavage moderne afin de les aider à sortir de l’exploitation et à reconstruire leur vie, après parfois des années d’isolement et d’emprise. Cet accompagnement est de deux types, à la fois social et juridique. Mais parfois des difficultés limitent le travail du Comité.
1) L’accompagnement social
Le but final de la prise en charge sociale est l’autonomisation de la personne. L’accompagnement social est très important, notamment pour les personnes sorties de l’exploitation depuis moins d’un mois. Ces dernières cumulent en effet les difficultés liées à la méconnaissance de la langue et de la culture française, l’absence du soutien familial ou amical, l’absence d’hébergement et le manque de moyens pour les besoins élémentaires, et enfin, l’incapacité à se repérer géographiquement pour pouvoir se déplacer de façon autonome. Le pôle social ouvre les droits sociaux des personnes suivies et les met en relation avec des associations caritatives qui pourront les aider durablement après les actions du CCEM. En 2016, 67 personnes on été accompagnées. La personne accompagnée et le travailleur social se rencontrent à plusieurs reprises lors d’entretiens afin de construire un projet sur mesure qui prend la forme d’un « contrat d’accompagnement individualisé ». Ce suivi est adapté aux objectifs et aux besoins de la personne, il inclut différents points.
L’écoute et le soutien moral sont les deux principaux piliers de l’accompagnement social. En complément d’un appui psychologique, cela permet aux victimes de se reconstruire moralement, ce qui est difficile après des mois et parfois des années d’emprise. Cet accompagnement social débute par un travail d’écoute pour appréhender les souffrances du passé, les difficultés du présent et rassurer les personnes angoissées quant à leur avenir.
Cela permet aussi un réconfort moral pour encourager et mobiliser les personnes afin de mettre en place la suite du processus de reconstruction. L’appui psychologique est effectué grâce à une psychologue bénévole qui reçoit les personnes suivies à leur demande. Elle les aide à gérer le traumatisme de l’exploitation, mais aussi à faire face aux difficultés tout au long du processus judiciaire et d’insertion. La domiciliation administrative est également un point indispensable pour permettre aux personnes d’engager les démarches auprès des administrations telles que la banque, la Préfecture de Police, la Caisse Primaire d’Assurance Maladie. Le CCEM possède un agrément de la Préfecture de Paris pour cela.
Le CCEM soutient aussi les victimes avec un hébergement d’urgence et la recherche d’une solution d’hébergement pérenne. Ce dernier point est indispensable pour les personnes qui sortent à peine de la situation d’exploitation car elles étaient « hébergées » chez leur exploitant. Un appartement d’urgence est ouvert uniquement aux femmes et comporte 6 places. Il permet aux femmes de se poser dans de bonnes conditions pour engager toutes les autres actions. Le CCEM loue cet appartement et malgré son utilité évidente, il ne bénéficie pas de financement public. Cet appartement n’est pas une solution sur le long terme, il est disponible 6 mois renouvelable en fonction de la situation personne de la victime. En 2016, cet appartement a bénéficié à 11 femmes pour une moyenne de 185 jours par personne. Les hommes qui sont victimes de traite se trouvent exclus des différents dispositifs d’hébergement quand ils sont en situation irrégulière. Ainsi, lorsque la victime est un homme, le Comité passe par le dispositif 115 ou les SIAO (services intégrés de l’accueil et de l’orientation), ou encore le dispositif AcSé (accueil sécurisé) s’il y a un risque pour la victime qui nécessite de la mettre à l’abri de l’exploiteur. Parfois lorsqu’aucune autre solution n’est possible, le CCEM prend en charge financièrement des nuitées d’hôtel par le biais d’une agence sociale. Si le Comité ne parvient pas à trouver une solution pour l’hébergement, les personnes signalées peuvent se retrouver dans l’impossibilité de sortir de l’exploitation, ce qui est dramatique. De plus, le Comité est doté d’un système d’aides financières pour les victimes isolées ou les demandes ponctuelles telles que des frais administratifs ou médicaux par exemple. En 2016, les aides financières allouées par le CCEM s’élevaient à 19 845 €. Depuis le mois de janvier 2016, le Conseil Régional a supprimé les aides aux transports pour les bénéficiaires de l’AME (aide médicale d’État). Le Comité a essayé de palier cette carence mais il manque de moyens budgétaires pour répondre totalement à la demande en la matière.
Le Comité permet l’ouverture et le maintien des droits de la personne. De même, il met en place un accès aux soins qui diffère selon si la personne est en situation régulière ou irrégulière. En cas de situation régulière, le pôle social ouvre les droits de la personne à la CMU (ou PUMa, Protection Universelle Maladie depuis 2016). En revanche, si la personne est en situation irrégulière, l’accès à la santé et aux soins se fait par le biais de l’AME (aide médicale d’État). Cette aide est très importante car ces victimes ont vécu des mois, voire des années, dans des conditions de vie déplorables, en manque de repos, sous-alimentées, et surchargées de travail. Les séquelles physiques et psychologiques sont les plus difficiles à gérer et à soigner.
Mais le comité se retrouve face à plusieurs problèmes pratiques. En effet, l’ouverture des droits à l’AME nécessite de rassembler différentes pièces impossibles à avoir pour des personnes dont les papiers ont été confisqués.
L’aide à l’autonomie passe également par un apprentissage du repérage dans l’espace, la prise des transports, l’identification des lieux, l’utilisation d’un compte en banque et surtout l’apprentissage de la langue française. Concernant l’apprentissage de l’utilisation des transports, des ateliers collectifs ont été mis en place avec une association de retraités de la RATP. Enfin, le dernier élément indispensable de l’accompagnement est l’aide à l’insertion professionnelle, et est géré par une bénévole professionnelle de l’insertion. Les personnes qui ont été exploitées savent travailler et sont parfois très expérimentées du fait de toutes les heures effectuées chez leur exploiteur.
Le CCEM va alors les aider à trouver un métier qui leur correspond et pour lequel elles seront reconnues à leur juste valeur, ou à obtenir un diplôme. Cette insertion concerne les personnes ayant obtenu un titre de séjour autorisant à travailler, qui sont alphabétisées et qui maitrisent la langue française.
2) L’accompagnement juridique
Le CCEM possède un service juridique qui remplit plusieurs missions telles que l’information des victimes, l’analyse des éléments de fait, de preuve, des stratégies à adopter, des obstacles judiciaires éventuels, mais aussi la saisine de la justice et le suivi des procédures. La première mission du service juridique est de fournir les informations relatives aux droits dont la personne dispose sur le territoire français. Selon le Décret n°2007-1352 du 13 septembre 2007 et l’article 12 de la Convention du Conseil de l’Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains, cette information doit être donnée dans une langue susceptible d’être comprise par la victime.
Puis il faut analyser la situation et la faisabilité du dossier. En effet, avant toute action en justice, il faut regarder si il est possible de fournir suffisamment d’éléments de fait à la justice : identification des auteurs, localisation des infractions.
De même, il faut arriver à rassembler des éléments de preuve pour les investigations policières. Enfin, les juristes vérifient qu’il n’y ait pas d’obstacle judiciaire bloquant toute action telle que la prescription ou l’immunité des auteurs. Il faut par la suite déterminer la stratégie de traitement du dossier, c’est la victime qui décide en tout état de cause de mettre en œuvre ou non les procédures judiciaires proposées. La loi actuelle prévoit des investigations pour identifier les auteurs et les punir. De plus, elle lie l’accès à un séjour régulier à la coopération de la victime avec les autorités répressives. La procédure pénale est donc favorisée, elle peut être suivie ou remplacée par une procédure civile (prud’hommes, CIVI41) ou parfois, mais rarement, par une négociation en vue d’un accord. L’activité du service juridique du CCEM est prioritairement le traitement des procédures pénales qui se fait selon deux phases. La première phase correspond à des entretiens poussés, afin de relater les faits délictueux de manière précise. Ces entretiens on lieu à intervalle régulier pour permettre à la victime de se rappeler et de verbaliser son récit. Cette phase est très importante car la majorité des condamnations d’auteurs de traite des êtres humains est fondée sur « les déclarations précises, circonstanciées et réitérées » de la partie civile, contrairement à la défense qui donne des explications vagues et contradictoires.
La seconde phase consiste à accompagner les victimes pour déposer plainte ou à adresser l’audition finale avec un signalement au Procureur de la République. Ce signalement sera généralement suivi d’une ouverture d’une enquête préliminaire où la victime sera convoquée pour déposer plainte auprès des services de police ou de gendarmerie en charge du dossier.
Une fois toutes ces étapes passées, le travail des juristes du CCEM est loin d’être terminé. Il y a une partie de préparation et d’accompagnement physique des victimes aux convocations judiciaires. De même, les juristes s’occupent de la demande de titre de séjour, de la gestion de son suivi auprès de la préfecture compétente et de l’accompagnement physique auprès de ladite préfecture. Ils gèrent également les cas de litiges auprès des juridictions administratives.
Lorsque le déroulement de la procédure l’exige, un avocat bénévole du CCEM est désigné et les juristes de l’association l’aident pour l’étude du dossier. Enfin, ils rédigent les conclusions ou mémoires et peuvent déposer des actes ou exercer les recours lorsque cela est nécessaire. En d’autres termes, les juristes ne cherchent pas uniquement une condamnation quelconque, ils veulent une qualification à la hauteur des faits en cause, notamment celle de traite des êtres humains, qui garantit la reconnaissance des droits de la victime, mais aussi la possibilité de séjour régulier et durable sur le territoire national et l’accès à un fonds de garantie versant l’intégralité des indemnisations obtenues.
La prise en charge juridique est maintenue jusqu’à l’exécution des décisions de justice définitives. C’est un processus très long qui peut parfois durer de 5 à 10 ans pour une seule affaire. Au 31 décembre 2016, 147 dossiers ont été pris en charge par le service juridique du CCEM. Il y a eu, uniquement pour l’année 2016, 39 procédures pénales, dont 10 devant le Tribunal de Grande Instance, 7 devant la Cour d’Appel, 2 devant la Cour de cassation et une requête devant la Cour Européenne de Droits de l’Homme. Concernant le volet administratif pour les droits au séjour, 65 personnes ont pu bénéficier d’un suivi pour la régularisation de leur séjour, dont 38 sur le fondement de l’article L. 316-1 du CESEDA42 (Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile). Cet article permet de délivrer un titre de séjour suite à la coopération avec les autorités judiciaires dans une procédure répressive pour des faits de traite des êtres humains notamment.
Le CCEM a relevé plusieurs problématiques concernant les victimes de traite des êtres humains. Tout d’abord, concernant l’identification des victimes, cette prérogative est laissée aux seuls services de police et de gendarmerie. Cela semble beaucoup trop restrictif et exclut les victimes qui ne souhaitent pas ou ne peuvent pas déposer plainte contre leur employeur. De plus, ces services de police et gendarmerie manquent de formation sur le sujet et de compréhension du phénomène, indispensable pour une identification efficace des victimes. Seuls certains services spécialisés tels que l’OCLTI43 sont bien formés à ce phénomène.
Un autre problème réside dans la méconnaissance de l’infraction de traite des êtres humains par l’ensemble des intervenants judiciaires. Cette infraction souffre de nombreux préjugés et erreurs en lien avec une absence de formation et un discours politique biaisé.
De plus, les autorités nationales confondent largement la traite des êtres humains et le trafic de migrants dans le but de justifier une politique toujours plus restrictive.
Or, ces deux notions sont bien distinctes ainsi que nous avons pu le démontrer au fil du premier chapitre de ce même titre. D’autre part, le gouvernement se focalise sur la lutte contre la traite des êtres humains à des fins d’exploitation sexuelle, mais ainsi que nous l’étudierons en partie 2, l’exploitation sexuelle n’est qu’une forme d’exploitation parmi d’autres, toutes aussi importantes les unes que les autres. Ce focus prive les autres formes d’exploitation de visibilité et de reconnaissance. Le CCEM souhaiterait la prise en charge par le Premier Ministre de la question transversale qu’est la lutte contre la traite des êtres humains, au lieu de laisser cette tâche au Ministère du droit des femmes avec la MIPROF44. Cela limite de fait l’appréhension de la notion de traite des êtres humains à la violence faite aux femmes. Un dernier problème est à soulever et concerne la délivrance de cartes de séjour aux victimes de traite. Le législateur, par la loi du 7 mars 2016, a modifié l’article L. 314-8 du CESEDA45 en prévoyant que les étrangers bénéficiant de l’article L. 316-1 CESEDA ne sauraient bénéficier d’une carte de résident délivrée de plein droit aux étrangers qui justifient d’une résidence régulière ininterrompue d’au moins 5 ans en France.
Ainsi, le CCEM permet un accompagnement à la fois social et juridique, selon leurs besoins, pour les victimes de traite des êtres humains. Cette prise en charge n’est pas parfaite mais œuvre pour aider et soutenir au mieux les victimes dans leur combat pour faire reconnaître leurs droits.
Section 2 : La sensibilisation du public par le Comité Contre l’Esclavage Moderne
Le CCEM s’est donné comme objectif de faire connaître ce phénomène d’esclavagisme présent en France de nos jours au plus grand nombre de personnes. À cette fin, le Comité sensibilise régulièrement le grand public et forme des professionnels de premier contact.
1) Sensibilisation et formation
Dans ce but de sensibilisation, le CCEM met en place des interventions directes auprès des professionnels à travers des actions collectives, ou lors de colloques et séminaires. Ainsi, le collectif « Ensemble contre la traite des êtres humains » est un réseau créé pour une lutte plus efficace contre toutes les formes de ce déni des droits humains. Créé par le Secours Catholique en 2007, il regroupe 25 associations françaises, engagées de façon directe ou indirecte avec les victimes en France ou dans les pays de transit et d’origine de la traite.
Voici quelques unes de ces associations : Agir Contre la Prostitution des Enfants, Comité Contre l’Esclavage Moderne, Conseil Français des Associations pour les Droits de l’Enfant, Organisation Internationale Contre l’Esclavage Moderne, Planète Enfants, SOS Esclaves. Déterminé à lutter contre la marchandisation de la personne, le collectif se mobilise avec un double objectif : sensibiliser le grand public à cette question complexe et amener les décideurs politiques, français et mondiaux, à s’engager fortement contre cette forme de criminalité.
L’action du CCEM auprès des professionnels met l’accent sur l’identification des victimes de traite. En 2016, le Comité a effectué plusieurs sessions d’information et de sensibilisation qui ont touché plus de 170 professionnels du social et du juridique. Ces sessions ont eu lieu dans 8 structures différentes, telles que Paris Aides aux victimes, Inspection du Travail, Partenaires pour une Planète sans frontières, ou encore Espace solidarité Famille. Le Comité a également participé à plusieurs colloques avec d’autres associations sur ce thème de la traite des êtres humains, comme à Toulouse par exemple. L’intervention du CCEM pour sensibiliser se fait aussi auprès du grand public, notamment des plus jeunes. En 2016, 205 jeunes ont bénéficié de cette information spécifique. Dans ce même esprit, le Comité a pris le temps de répondre aux nombreuses demandes de documentation et d’information sur des travaux pratiques effectués par des étudiants de lycées ou Master. Ainsi, Madame Annabel CANZIAN, juriste au sein du Comité, a pris le temps de répondre à toutes mes questions et m’a transmis le Rapport d’activité 2016 du CCEM, lequel a été mon principal support pour ce chapitre.
2) Communication
Malgré toutes ces actions de sensibilisation du grand public, une grande majorité de la population ignore encore souvent la présence de victimes d’esclavage de nos jours en France. Ainsi, du 18 octobre au 6 novembre 2016, dans le cadre de la journée européenne contre la traite des êtres humains46, la ville de Paris a présenté une exposition sur ce thème. Ce sont alors des milliers de parisiens et touristes qui ont pu voir cette exposition « Esclavage Domestique », affichée sur les grilles du square de la Tour Saint Jacques, rue de Rivoli. Cette exposition comprend sur chaque page une photo prise par le photographe Raphaël DALLAPORTA, qui montre des images froides de façades prises méthodiquement à Paris et en Ile-de-France. En face de chaque photo se trouve un texte, écrit par Ondine MILLOT pour figurer ces souffrances invisibles.
Les faits se sont produits à l’adresse exacte des habitations photographiées. Ces récits confrontent les lecteurs à la cruauté des situations de servitude et donnent à voir les réalités dérangeantes que peut cacher l’ordinaire des façades. La dénonciation de ces situations insupportables où une personne réduit l’autre à l’état de chose permet de lutter contre la banalisation des inhumanités quotidiennes. L’exposition fait prendre conscience de l’universalité du phénomène qui peut avoir lieu à la fois dans les beaux quartiers, mais aussi dans les grands ensembles des banlieues défavorisées. Ces récits sont ceux de douze personnes accompagnées, comme des centaines d’autres, par le Comité Contre l’Esclavage Moderne, qui leur apporte un soutien global juridique et psycho-social. Ces femmes et ces hommes sont tous victimes de traite des êtres humains, ils sont forcés à travailler, passeport confisqué, sans salaire ou sans repos, sans espoir, dans un huis clos où leur exploiteur règne en maître.
Dans le même esprit de prise de conscience populaire, le CCEM a conçu une campagne publicitaire d’affichage nationale. Elle a été réalisée avec l’aide du photographe Ed ALCOCK, de l’agence Myop, et de l’agence Terre Bleue. Elle a ainsi été présentée d’abord à Paris en novembre, puis a bénéficié de l’appui de la société Jean Claude Decaux pour un déploiement dans toute la France à partir de décembre 2016. Cette campagne montre en gros plan un portrait photographié en noir et blanc avec le terme « esclave » écrit en gros devant le visage. Deux visages sont photographiés, une femme et un homme, ceux de deux authentiques victimes accompagnées par le CCEM. Elles ont accepté d’illustrer cette campagne pour soutenir l’action du CCEM et venir en aide aux victimes potentielles qui, le plus souvent, ne sont pas identifiées par les personnes qui les croisent. Ces victimes sont invisibles aux yeux de la société, enfermées dans le huis clos des domiciles privés, cachées sur des chantiers, dans les caves, les arrières boutiques, ou dans la campagne… Elles subissent servitude domestique, travail et mendicité forcés, mariages serviles… dans un silence assourdissant. Cette campagne veut leur redonner un visage et faire entendre leur voix. Elle permet aussi d’avoir un impact national et pas seulement parisien, contrairement à l’exposition photo. En 2016, il y a eu une augmentation de 48% du nombre de signalements. Cela est sûrement en lien avec ces campagnes de communications qui permettent une meilleure prise de conscience du phénomène de traite.
Le CCEM est reconnu comme un interlocuteur naturel concernant les problématiques d’esclavage contemporain par les médias. En 2016, le Comité a été régulièrement sollicité pour fournir des informations ou faire connaître son point de vue sur telle ou telle question. La liste des articles de presse, radio ou internet faisant référence au CCEM est longue. On peut citer des journaux tels que Le Monde ou Le Parisien, ou des radios telles que France Culture ou Sud Radio ayant fait appel au CCEM. En outre, le Comité possède un site internet47 qui permet de donner des informations générales sur l’esclavage moderne et la traite des êtres humains à travers la situation mondiale, les différents procès passés, en cours ou à venir, la protection des victimes, etc.
Dans le même esprit, un compte Facebook48 a été ouvert et permet de suivre l’actualité du CCEM et de la traite en France et dans le monde, notamment grâce aux nombreuses publication de Sylvie O’DY, vice-présidente du CCEM.
Ainsi, le CCEM est l’acteur principal de cette lutte contre l’esclavage moderne en France, à travers l’aide aux victimes mais aussi par son engagement dans la sensibilisation du grand public.